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Pierre Claverie (1938-1996), évêque d'Oran

Depuis le début du drame algérien, on m’a souvent demandé : « Que faites-vous là-bas ? Pourquoi restez-vous ? Secouez donc la poussière de vos sandales ! Rentrez chez vous ! » Chez vous… 
Où sommes-nous chez nous ? … Nous sommes là-bas à cause de ce Messie crucifié. A cause de rien d’autre et de personne d’autre ! Nous n’avons aucun intérêt à sauver, aucune influence à maintenir. Nous ne sommes pas poussés par je ne sais quelle perversion masochiste. Nous n’avons aucun pouvoir, mais nous sommes là comme au chevet d’un ami, d’un frère malade, en silence, en lui serrant la main, en lui épongeant le front. 
À cause de Jésus parce que c’est lui qui souffre là, dans cette violence qui n’épargne personne, crucifié à nouveau dans la chair de milliers d’innocents. Comme Marie, sa mère et saint Jean, nous sommes là au pied de la Croix où Jésus meurt abandonné des siens et raillé par la foule. N’est-il pas essentiel pour le chrétien d’être présent dans les lieux de déréliction et d’abandon ?… Elle se trompe, l’Église, et elle trompe le monde, lorsqu’elle se situe comme une puissance parmi d’autres, comme une organisation humanitaire ou comme un mouvement évangélique à grand spectacle. Elle peut briller si elle ne brûle pas du feu de l’amour de Dieu, “ fort comme la mort ” comme le dit le Cantique des cantiques. Car il s’agit bien d’amour ici, d’amour d’abord et d’amour seul. Une passion dont Jésus nous a donné le goût et tracé le chemin. “ Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime”… 

Mes frères et amis algériens... Avec vous, en apprenant l'arabe, j'ai surtout appris à parler et à comprendre le langage du cœur, celui de l'amitié fraternelle où communient les races et les religions. Là encore, j'ai la faiblesse de croire que cette amitié est plus profonde que nos différences, qu'elle résiste au temps, à la distance, à la séparation. Car je crois que cette amitié vient de Dieu et conduit à Dieu. 

C'est peut-être une folie en un temps où la violence et la force semblent faire le droit et établissent des relations de domination et d'exploitation, en un temps où l'argent et l'ambition élèvent les murs d'un monde sans âme sur le mépris des petits et des pauvres, en un temps où même la religion peut devenir un facteur de division supplémentaire dans un monde déjà brisé...

C'est certainement une folie de croire encore à la force des mains nues et de la simple humanité, mais à la suite de Jésus Christ, j'ai la faiblesse de croire que c'est une force."