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René Girard, l'homme qui nous aidait à penser la violence et le sacré

Henri Tincq — 5 novembre 2015

Mort à l'âge de 91 ans, il n'avait cessé de s'interroger sur la façon dont la religion devient violente, ou est instrumentalisée au nom de la violence.

Mort le 4 novembre à Stanford (Etats-Unis) à l’âge de 91 ans, le philosophe et anthropologue français René Girard, membre de l’Académie française, est sans doute le penseur qui a le mieux mis à jour le lien entre la violence et le sacré.

C’est en développant (après Aristote) sa thèse sur le « désir mimétique » qui anime tout homme que René Girard a été conduit à s’interroger sur la violence. En effet, si le « désir mimétique » –celui de posséder à son tour ce que l’autre possède– permet à l’homme d’accroître ses facultés d'apprentissage, il accroît aussi sa propre violence et provoque la plupart des conflits d’appropriation. La notion de « rivalité mimétique » permet d’éclairer non seulement la construction du désir humain et la généalogie des mythes, mais aussi la spirale du ressentiment et de la colère, en un mot la violence du monde.

Découlant de cette première thèse, la deuxième théorie de René Girard –qu’il expose dans son célèbre ouvrage La violence et le sacré (1972) – est celle du « mécanisme victimaire », selon lui à l’origine de toute forme de religieux archaïque et extrémiste. A son paroxysme, la violence se fixe toujours sur une « victime arbitraire », qui fait contre elle l'unanimité du groupe. L'élimination du « bouc émissaire » devient alors un impératif collectif. C’est elle qui exorcise et fait retomber la violence du groupe. La « victime émissaire » devient « sacrée », c'est-à-dire porteuse de ce pouvoir de déchaîner la crise comme de ramener la paix.

René Girard découvre ainsi la genèse du « religieux archaïque »; du sacrifice rituel comme répétition de l'événement originaire; du mythe comme récit de cet événement; des interdits fixés à l'accès des objets à l'origine des « rivalités » qui ont dégénéré dans cette crise. Cette élaboration religieuse se fait au long de la répétition de crises mimétiques, dont la résolution n'apporte la paix que de façon temporaire. Pour l’anthropologue, l'élaboration des rites et des interdits constituait une sorte de « savoir empirique » sur la violence.

 

Comment les religions sont devenues extrémistes

 

Ces deux thèses liées sur la « rivalité mimétique » et le « mécanisme émissaire » ont conduit René Girard – qui a toujours affiché sa foi chrétienne malgré les critiques d’une partie de la communauté scientifique – à s’interroger sur l’origine et le devenir des religions, jusqu’à leurs formes extrémistes d’aujourd’hui. Pour lui, à la naissance des religions, il existe aussi une « rivalité mimétique » autour d'un même « capital symbolique », fondé sur les trois « piliers » que sont le monothéisme, la fonction prophétique et la Révélation.

Ces deux thèses liées sur la « rivalité mimétique » et le « mécanisme émissaire » ont conduit René Girard – qui a toujours affiché sa foi chrétienne malgré les critiques d’une partie de la communauté scientifique – à s’interroger sur l’origine et le devenir des religions, jusqu’à leurs formes extrémistes d’aujourd’hui. Pour lui, à la naissance des religions, il existe aussi une « rivalité mimétique » autour d'un même « capital symbolique », fondé sur les trois « piliers » que sont le monothéisme, la fonction prophétique et la Révélation.

Pendant des siècles, ce capital symbolique avait été monopolisé par l’Ancien Testament biblique et par le message de Jésus de Nazareth. Mais au septième siècle surgissait le prophète Mahomet et un troisième acteur – l’islam – affirmant que ce qui avait été transmis par les précédents prophètes n'était pas complet, que leur message avait été altéré. Cette rivalité a engendré de la violence entre les « peuples du Livre » dès les premiers temps de l'islam. Au point qu’aujourd’hui encore, on dit que les monothéismes sont porteurs d'une violence structurelle : ils ont fait naître une notion de « vérité » unique, exclusive de toute articulation concurrente.

René Girard va interpréter les attentats du 11 septembre 2001 comme la manifestation d’un « mimétisme » désormais globalisé. Il déclare, dans une interview au Monde en novembre 2001, que le terrorisme islamique s’explique par la volonté «de rallier et mobiliser tout un tiers-monde de frustrés et de victimes dans des rapports de rivalité mimétique avec l'Occident». Pour lui, les « ennemis » de l'Occident font des Etats-Unis « le modèle mimétique de leurs aspirations, au besoin en le tuant ». Il a cette formule :

« Le terrorisme est suscité par un désir exacerbé de convergence et de ressemblance avec l'Occident. L'islam fournit le ciment qu'on trouvait autrefois dans le marxisme. Son rapport mystique avec la mort nous le rend le plus mystérieux encore. »

 

Double rapport

Les rapports entre la violence et le sacré vont poursuivre le philosophe jusqu’à la fin de sa vie. On se souvient que le nom de Dieu porté à l'absolu pour combler des frustrations sociales, politiques, identitaires ou pour justifier un projet totalitaire est responsable d’une partie des plus grands crimes. La Torah, l'Evangile et le Coran ont été le prétexte à nombre de pogroms, de croisades et d'Inquisitions.

Autrement dit, le sacré suscite et engendre de la violence. Fondé ou non sur une transcendance divine, il constitue un mode de représentation de l’univers qui échappe à l'emprise de l’homme, exige sa soumission totale, définit des prescriptions et des interdits. C’est le sacré qui, en dernière instance, donne à l’homme son identité, le conduit à « sacrifier » sa propre vie ou celle des autres. Dans tous les mythes religieux, babyloniens ou autres, les divinités du bien et de l’ordre s’arrachent toujours, dans une lutte violente, au chaos, au mal et à la mort.

 

Mais si le sacré produit de la violence, le processus fonctionne aussi en sens inverse. La violence produit du sacré. L’homme utilise, ou même construit le sacré, pour justifier, légitimer, réguler sa propre violence. Les « guerres saintes » n’ont d’autre but que de mobiliser les ressources du sacré pour une prétendue noble cause : Gott mit uns (« Dieu est avec nous »), écrivaient les soldats nazis sur leur ceinturon, alors que l’idéologie nazie était fondamentalement athée. Cela a toujours existé, quelles que soient les civilisations et les époques. Les panthéons des religions monothéistes sont remplis de dieux de la guerre.

Après René Girard, la question reste ainsi posée : est-ce que ce sont les religions qui sèment les germes de discorde et de violence, par des vérités transformées en dogmatismes ? Ou est-ce que ce sont les hommes qui se réclament d'elles et qui se fabriquent leur propre image de Dieu, qui prennent prétexte de tout, y compris du nom divin, pour justifier leur propre violence et fanatisme ?