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2.3. Vivre la charité d’abord !

En conséquence, la première mission des chrétiens est de vivre, eux-mêmes, dans l’esprit des béatitudes. Nous sommes tous et toutes redevables de l’amour qui vient de Dieu, qui est répandu dans les coeurs. Ceci nous invite à aimer de la même manière que nous sommes aimés. Dès lors, notre première mission de chrétiens est de rejoindre ce courant de charité qui existe dans l’humanité, qui nous précède, dont nous sommes redevables, et d’y prendre part autant que nous le pouvons, au nom même de notre foi. L’Eglise, en ce sens, est prioritairement « ordonnée » à la charité, au service, avec tous les hommes de bonne volonté, sans prosélytisme ni ecclésiocentrisme. Il s’agit ici tout simplement de faire grandir l’humanité, de participer à l’engendrement à la vie que Dieu donne et qui n’a d’autre voie que celle de l’amour et de la charité. En ce sens, la communauté des chrétiens est fondamentalement diaconale : « L’idée de service, disait Paul VI dans son discours de clôture du concile, a occupé une place centrale dans le Concile (…) L’Eglise s’est pour ainsi dire proclamée la servante de l’humanité (…) Toute sa richesse doctrinale ne vise qu’une chose : servir l’homme 11.» Cette diaconie est une manière aimante d’habiter le monde au nom de la grâce de Dieu manifestée en Jésus-Christ, gratuitement, sans autre fin que l’exercice humanisant, vivifiant, de la charité.

 

2.4. Faire de l’annonce un acte de charité dans le déploiement gracieux de la diaconie pour que la joie soit complètée.

Mais alors, si la foi chrétienne n’est pas nécessaire pour mener une vie joyeuse, sensée et généreuse, si la foi chrétienne n’est pas un chemin obligé pour être engendré à la vie de Dieu et avoir accès à son Royaume, a quoi sert-il encore d’annoncer l’Evangile ? Et pourquoi faudrait-il l’annoncer? Par charité. C’est l’amour de l’autre, en effet, qui nous presse d’annoncer l’Evangile. L’annonce est un acte de charité qui vient se greffer sur la diaconie comme son déploiement gracieux. Elle offre à l’autre, par amour, ce que l’on a de plus précieux que l’on puisse lui offrir. Si la foi chrétienne est radicalement non nécessaire pour être engendré à la vie de Dieu, elle est cependant radicalement précieuse, bonne et salutaire pour ce qu’elle permet de connaître, de reconnaître, de vivre et de célébrer. C’est l’amour de l’autre – comme aussi son droit à l’entendre – qui nous presse de lui témoigner notre foi. Non point pour qu’il soit sauvé - Dieu peut sauver sans cela -, mais pour qu’il goûte au bonheur, à la joie de se savoir aimé ainsi, comme fils et fille de Dieu, promis à une vie qui ne finira pas. Et cette reconnaissance est une grâce supplémentaire qui vient s’ajouter à la grâce d’exister ; cette reconnaissance transforme, transfigure l’existence. Elle est une véritable nouvelle naissance : « En Christ, dit Paul, vous êtes une créature nouvelle ». (2 Co, 5-17). L’effet de cette reconnaissance est la joie, ou plutôt un supplément de joie, autant pour le témoin qui propose la foi que pour celui qui y consent : « Ce que nous avons vu et entendu, nous l’annonçons afin que vous soyez en communion avec nous, et notre communion est communion avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ. Et nous vous écrivons cela pour que notre (votre) joie soit complétée12 » (1Jn 1,5-6).

 

2.5. Allier rigueur de la raison et style gracieux

Les résistances par rapport à la foi que j’ai notées plus haut et le défi que représente la montée des sagesses nous convainquent que la foi chrétienne n’est en rien facile. Elle n’est pas spontanée. Elle est et sera de plus en plus, dans le contexte qui vient, le fruit d’un travail personnel, d’une adhésion libre, mûrie et réfléchie. D’où, l’importance de la raison. Le pire, dans la situation présente, serait de s’installer dans la paresse intellectuelle, dans les discours tout faits, usés, convenus d’avance. L’exigence spirituelle, au contraire, est de consentir à un travail de la raison qui s’efforce de rendre la foi audible, intelligible, plausible pour l’homme contemporain dans son langage, sans chercher à le contraindre cependant. Car la proposition de la foi, tout en interpellant la raison, ne la contraint pas. La proposition de la foi n’oblige pas ; elle «donne à penser ». Elle allie, à cet égard, légèreté et gravité : gravité pour les questions qu’elle pose, légèreté aussi pour la liberté qu’elle donne. La proposition de la foi, en effet, ne pèse pas ; elle ne presse ni n’oppresse, mais s’offre à la libre reconnaissance tant de son bien-fondé pour l’intelligence que de son caractère salutaire pour la vie. En ce sens, le discours de la foi se déploie dans ce double espace de plausibilité et de désidérabilité. Aussi, concernant la transmission de la foi, nous faut-il, abandonner tout imaginaire de puissance et de pouvoir. Un nouveau croyant sera toujours une surprise et non le produit de nos efforts. Si la foi se transmet, certes, ce n’est point sans nous, sans notre concours.

Pourtant, nous ne sommes pas les auteurs de cette transmission. C’est l’homme dans sa liberté qui est capable de Dieu ; « homo capax Dei ». Et c’est Dieu, lui-même, qui n’est pas éloigné de lui. « Dieu n’est pas loin de chacun d’entre nous » (Ac 17,22), disait Paul à l’aréopage des Athéniens. « L’Esprit Saint est l’agent principal de l’évangélisation », nous rappelle Paul VI dans Evangelii Nuntiandi (§75). C’est dire que nous n’avons pas le pouvoir de transmettre la foi. Mais notre apport propre est de veiller aux conditions qui la rendent possible, compréhensible et désirable. L’action pastorale, effectivement, ne consiste pas à communiquer la foi – ce qui n’est pas en notre pouvoir – mais à la rendre possible, à la faciliter, à en lever les obstacles. « Je suis d’avis de ne pas accumuler les obstacles devant ceux des païens qui se tournent vers Dieu » (Ac 15,19), disait l’Apôtre Jacques à l’issue du Concile de Jérusalem.

C’est pourquoi l’énoncé de la foi, aussi rigoureux soit-il, est-il appelé conjointement à se mouler dans un mode d’énonciation que l’on peut qualifier de gracieux. Le témoignage rendu à la grâce de Dieu touche aussi à la manière de l’énoncer. Rappelons-nous, à cet égard, la phrase de Pierre : «Soyez toujours prêts à rendre raison de l’espérance qui est en vous, mais que ce soit avec douceur et respect » (1Pi 3,15-16) Paul VI souligne aussi dans Evangelii Nuntiandi cette exigence du respect des personnes : « Respect de la situation religieuse et spirituelle des personnes qu’on évangélise. Respect de leur rythme qu’on n’a pas le droit de forcer outre mesure. Respect de leur conscience et de leurs convictions, à ne pas brusquer »(§79). Ainsi rendre raison de la grâce de Dieu implique que le processus d’énonciation soit lui-même gracieux. Comment caractériser ce style gracieux? Le champ sémantique très riche du mot « grâce » peut nous y aider. Il comporte les notions de gratuité comme dans « gratis », mais aussi de reconnaissance comme dans « gratitude ». Il comporte la dimension de pardon comme dans « gracier ». Il est lié au plaisir et au bonheur comme dans « agréable, agrément ». Il est lié à la beauté comme dans « gracieux ». Il porte encore la mention de douceur, de non violence et de vulnérabilité comme dans « gracile ». Le style gracieux de la proposition de la foi rassemble tous ces traits de gratuité, de gratitude, de pardon, de plaisir, de beauté et de douceur. Et ce style gracieux de la proposition de la foi est lui-même expressif de la grâce de Dieu qui s’y trouve énoncée.

Je termine ici mon deuxième point. Il s’agissait de préciser les traits d’une spiritualité missionnaire, c’est-à-dire d’une manière d’être en pastorale ou si l’on veut d’un style. Cette spiritualité est appelée à animer l’action pastorale.

11 Paul VI, op.cit.
12 « Complétée » , en effet, plutôt que « complète », car le texte grec de l’épître mentionne …