Menu

 

2. UNE SPIRITUALITE POUR VIVRE LE MOMENT PRESENT DE LA MISSION

Face au défi que représentent les sagesses se substituant à la foi, il ne convient pas de proposer immédiatement des perspectives pastorales. Il nous faut passer, d’abord, par une réflexion de fond sur les attitudes spirituelles à adopter pour tenir dans la brèche et traverser ce moment inédit qui est le nôtre avec espérance. Nous avons besoin aujourd’hui plus que jamais d’une spiritualité pastorale. L’évangélisation du monde contemporain commence en nous, dans les interpellations de l’Evangile que nous y entendons, dans les attitudes que nous adoptons à son égard. L’enjeu est de laisser advenir, avec discernement à la lumière de l’Evangile, ce qui aspire à naître en nous, dans l’Eglise et dans le monde. Aussi, voudrais-je, dans ce deuxième moment de mon exposé, proposer quelques attitudes spirituelles fondamentales pour les pasteurs, et plus globalement pour l’ensemble des chrétiens dans leur mission d’annoncer l’Evangile.

 

2.1. « Voir Dieu en toutes choses »

La formule est ignatienne, vous le savez. Elle est apparue dans un contexte de crise personnelle intense comme aussi de changement de paradigme culturel. La formule n’est pas neuve, mais garde toute sa pertinence dans un monde précisément de grande mutation où la foi chrétienne est mise à l’épreuve. « Voir Dieu en toutes choses », c’est pour le témoin reconnaître l’amour de Dieu à l’oeuvre dans le monde. C’est reconnaître, dans le concret de l’existence, Dieu qui engendre à sa vie, aime, relève, sauve, invite tout un chacun à devenir lui-même. Aujourd’hui, à cet égard, dans le monde sécularisé qui est le nôtre, n’aurions-nous pas à aiguiser notre regard pour y reconnaître l’Esprit de Dieu « qui pénètre toute chose6 » ? Dans la culture actuelle où Dieu n’est ni évident à l’intelligence ni nécessaire pour vivre, n’aurions-nous pas à y reconnaître la grandeur de l’homme qui peut se passer de Dieu comme aussi la grandeur de Dieu qui, dans sa générosité, ne s’est pas rendu nécessaire à l’homme pour qu’il vive une vie sensée, joyeuse et généreuse et soit engendré à sa vie ? En d’autres termes, dans un monde qui se passe de Dieu, nous avons à l’y voir en discernant dans sa non-évidence, dans sa non-nécessité la trace même d’un Dieu qui donne la vie gratuitement en s’effaçant, en se retirant dans la discrétion. La foi chrétienne, en effet, ne nous a-t-elle pas appris à reconnaître Dieu dans sa kénose ? Ainsi avons-nous à reconnaître l’oeuvre de Dieu dans le monde de l’incroyance et des sagesses là où il naît d’un vrai dialogue et d’une interrogation authentique. Ce monde, en d’autres termes, dit quelque chose de la grâce de Dieu qui engendre et sauve tout en s’effaçant. L’incroyance n’est pas de soi le fruit d’un péché qui obscurcit la conscience. La non-évidence de la foi ainsi que la possibilité de vivre sans elle laissent voir l’infini de l’amour de Dieu qui donne sans compter, sans retour obligé. C’est de cet infini de l’amour de Dieu et de l’espérance nouvelle qu’il ouvre pour le monde dont nous sommes les témoins.

 

2.2. Reconnaître la foi chrétienne comme non nécessaire pour le salut, mais les béatitudes évangéliques comme unique chemin de salut

Voyant Dieu à l’oeuvre en toutes choses, en vertu de la générosité de son amour, il nous paraît particulièrement important, dans le monde sécularisé et pluraliste d’aujourd’hui, de souligner combien notre foi chrétienne nous conduit à reconnaître, sans détour, qu’elle n’est pas un passage obligé pour être engendré à la vie de Dieu et être sauvé. Dans un contexte bien différent, certes, nous pouvons dire aujourd’hui avec Pierre à l’assemblée de Jérusalem : « Qui sommes-nous pour pouvoir empêcher Dieu d’agir » (Ac 11,17). Nous sommes témoins du salut, mais nous ne pouvons en mesurer l’étendue. Nous ne sommes pas en droit de le limiter. A la fin de l’exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi , Paul VI écrit ceci : « Il ne serait pas inutile que chaque chrétien et chaque évangélisateur approfondisse dans la prière cette pensée : les hommes pourront se sauver aussi par d’autres chemins, grâce à la miséricorde de Dieu, même si nous ne leur annonçons pas l’Evangile » (§80). Cette phrase de Paul VI, reprise dans les Lineamenta (§2) du prochain synode sur l’évangélisation, souligne que Dieu peut sauver par les moyens qui sont les siens. Grâce à Dieu, en raison de sa générosité, il y a d’autres voies d’engendrement à la vie de Dieu que la foi chrétienne. Bien sûr, comme chrétiens, nous pouvons dire que la grâce de Dieu pour le monde se manifeste et est agissante dans l’Eglise et par ses sacrements, mais il nous faut aussi tenir cette autre affirmation de Gaudium et Spes, reprise dans le Catéchisme de l’Eglise Catholique7 qui dit ceci : « Puisque le Christ est mort pour tous, et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé(s) au mystère pascal 8. » C’est dire que la puissance salvifique de Dieu s’étend bien au-delà des réalités ecclésiales9. Celles-ci témoignent de la grâce de Dieu, mais sans pouvoir la limiter. La grâce de Dieu est signifiée et passe par les sacrements, mais cette grâce opérante de Dieu n’est pas liée aux sacrements10. Elle les déborde. En fait, l’unique chemin pour le salut est la voie des béatitudes. « Heureux les pauvres de coeur, heureux les doux, heureux les affamés de justice, heureux les artisans de paix, le Royaume des cieux est à eux ». Mais ces béatitudes n’impliquent pas une appartenance à telle ou telle religion ou conviction. L’Evangile des béatitudes s’adresse à tous et toutes. Il appartient, bien entendu, à la tradition chrétienne, mais il nous force à voir, au-delà de cette tradition, la puissance créatrice et salvifique de Dieu en tout être humain – de toute religion, conviction ou culture - dès lors qu’il les met en pratique ou, au moins, en a le désir.

 

5 Chantal Delsol, op.cit., p.128-129.
6 Paul VI, Discours de clôture du Concile Vatican II, le 7 décembre 1965.
7 Catéchisme de l’Eglise Catholique, 1992, §1260.
8 GS 22 ; voir aussi LG 16 ; AG 7
9 La prière eucharistique prie « pour les hommes qui se sont endormis dans l’espérance de la résurrection et pour
tous ceux qui ont quitté cette vie ». Cette prière manifeste que la grâce de Dieu s’étend aux uns comme aux autres.
10 « Dieu a lié le salut au sacrement du Baptême, mais il n’est pas lui-même lié à ses sacrements » in Catéchisme de l’Eglise Catholique, §1257.