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“L’Amour inconditionnel”
Extrait du “Petit traité de l’abandon” d’Alexandre Jollien (éditions du Seuil)

“Qu’est-ce que l’amour inconditionnel ?
Je pressens que sur le chemin de l’abandon, le “oui” affirmé par l’amour inconditionnel est capital. Pour moi, l’amour inconditionnel a longtemps été une notion un peu “tarte à la crème”, ou l’idéal impossible à atteindre, l’horizon qui nous échappe sans cesse. Bref, c’était quelque chose de totalement désincarné.
Puis, un épisode de ma vie m’a rapproché du goût de cet amour inconditionnel.
Je crois que nos relations à l’autre procèdent souvent d’une relation d’affaires. Sénèque disait cela, et que l’on nomme la plupart du temps “ami” celui avec qui toute relation cesse dès que l’intérêt a disparu.
Cet épisode de ma vie s’est déroulé dans un monastère en Israël.
J’allais y faire le bilan de quelques années lourdes en émotions comme en travail. Le premier jour, frère Benoît, qui devait m’accompagner durant cette retraite, n’était pas là. Je me suis très vite ennuyé, je tournais en rond. Mes fantômes intérieurs occupaient mon temps et mon esprit, et j’affrontais ces tyrans comme sur un champ de bataille. Lorsque, le deuxième jour, j’ai pu parler à frère Benoît, je lui ai confié à quel point je m’ennuyais : “Je m’ennuie, tu ne peux t’imaginer à quel point je m’ennuie !” Il m’a alors répondu : “Continue à t’ennuyer. Ennuie-toi à fond. On se revoit dans trois jours.”
Et j’ai continué à m’ennuyer.
Tous les soirs, je ne pouvais m’empêcher d’aller voir frère Benoît pour lui dire combien la journée avait été délicate, par quelles montagnes russes intérieures j’étais passé et combien j’avais mal. Un jour, je lui ai dit ce que j’avais fait pour tromper l’ennui. Ce n’était pas très catholique dans un monastère - mais rien de grave, rassurons-nous. Alors frère Benoît m’a dit : “Tu peux faire n’importe quoi, tu ne peux pas faire que je ne t’aime pas.”
Sincèrement, à ce moment-là, j’ai eu comme une conversion intérieure. Je n’avais encore jamais reçu un amour aussi total. J’ai compris alors que j’avais jusque-là joué un rôle. Je jouais le rôle du philosophe, le rôle de celui qui a assumé les difficultés de l’existence. Mais depuis cette phrase lâchée par frère Benoît, j’essaie à mon tour de nourrir un amour bienveillant à l’endroit des autres. Un jour, j’ai compris que cet amour bienveillant, inconditionnel, je devais le nourrir à l’endroit de ma propre existence et de mon propre corps. Je me trouvais dans une gare, et ce jour-là, allez savoir pourquoi, j’étais plus sensible que d’autres jours au regard d’autrui. J’avais honte de ce corps. Alors j’ai pris mon téléphone et

j’ai appelé frère Benoît pour lui dire mon mal-être, mon envie d’être un beau garçon musclé, sportif et sans aucun problème d’aucune sorte.
J’ai soudain compris que mon corps était comme un enfant à protéger, à chérir. Avant, j’avais tendance à tirer sur la corde, à chercher à obtenir de lui tous les plaisirs possibles, mais à ne jamais être dans le repos, le respect de ce qu’il m’apporte au quotidien. Dans cette gare, j’ai compris que le handicap et les blessures qu’il m’avait laissées étaient comme déposés sur un plateau que je porterais. L’image de mon corps était sur un plateau, et moi, je ne faisais que le porter. Finalement, quand quelqu’un rit de ce qu’il y a sur le plateau, ce n’est pas mon problème. Mon problème, ma tâche, mon oeuvre, c’est de porter le plateau avec bienveillance. Que l’on éclate de rire à la vue de ce qu’il y a dessus, ce n’est pas cela l’essentiel. Donc, dans le même temps, j’ai compris que je pouvais nourrir un regard inconditionnel sur le corps et sur mon être, et que ce que je “présente en vitrine”, ce qui est visible, ce qui saute aux yeux n’est pas forcément tout moi.
Je crois que l’amour inconditionnel s’accompagne d’une exigence.
J’aime tellement mon être que je suis invité à tout mettre en oeuvre pour qu’il progresse, pour qu’il se délivre de tout ce qui l’empêche d’être joyeux et libre.
L’amour inconditionnel, ce n’est pas la tolérance absolue.
C’est la bienveillance totale envers ce qui est ici et maintenant.
Peu importe le passé. Se libérer du passé, c’est aussi, pour moi, le sens du pardon chrétien.
Se libérer de tout ce que l’on a fait, “sans effacer l’ardoise” ni se réduire à nos actes. Car on neseréduitpasàcequel’onafaitniàcequel’onaété.
Et l’amour inconditionnel, c’est peut-être cela.
Aimer sa femme, aimer son époux, ici et maintenant, sans l’enfermer dans ce qu’elle a été, dans ce qu’il a été.”